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Les Jeux, c’est fait pour que toutes sortes de gens, à travers le monde, se pètent les bretelles.
(Pierre Bourgault, Le Journal de Montréal, 25.9.00)
Il y a quelques mois, une collègue me faisait part de la demande d’une cliente, qui voulait savoir si l’on pouvait écrire « à travers le Canada ». Cela me rappela la mise en garde d’un de mes premiers réviseurs – c’était en 1970, je crois –, qu’il fallait éviter de traduire throughout ou across the country par « à travers le pays ». On devait dire « dans tout le pays », « partout au pays », etc. Je m’étais résigné à l’époque, bien qu’un peu à regret, tellement l’expression me paraissait naturelle, et répandue.
Mais au fil des années et de mes lectures, comme j’avais pu constater que cette « règle » était aussi souvent malmenée que respectée, j’avais fini par me dire que la locution devait être entrée dans l’usage. Malheureusement, c’est un usage que les dictionnaires tardent à consacrer. Les plus courants, comme le Petit Robert ou le Petit Larousse, l’ignorent. Et les autres se font drôlement tirer l’oreille. Même un ouvrage aussi récent que celui de René Meertens1, qui donne trois équivalents à throughout, ne connaît pas « à travers ».
« À travers le monde » figure pourtant dans le Harrap’s depuis 1972. Mais curieusement, toutes les éditions, y compris celle de 2000, s’entêtent à ne pas employer « à travers » avec « pays » : toujours, throughout the country est rendu par « d’un bout à l’autre du pays » ou une tournure semblable. On en voit mal la raison, mais le Hachette-Oxford, paru en 1994, fait encore de même : « à travers le monde », mais « dans tout le pays » (à across et throughout).
Grâce au Lexis, en tout cas, vous pouvez voyager « à travers l’Europe », et ce depuis 1975. Le Larousse bilingue de 1993 enregistre aussi cette tournure, à throughout, mais à travers, il propose une autre forme de voyage : « ils ont prêché à travers tout le pays ». Quant au Robert-Collins (1998), ce n’est qu’après un chassé-croisé épuisant que j’ai trouvé, sous travel, « pendant qu’il voyageait à travers la France ». Et à l’article travers, si l’on ne parle plus de voyage, il est par ailleurs question d’un « mouvement [qui] s’étend à travers le pays ».
Le Grand Robert ignore totalement cet usage, mais il y a de quoi se consoler avec les exemples qu’on trouve dans le Trésor de la langue française (1994). Aussi bien à travers qu’à voyage ou voyager : « voyager à travers la France, l’Europe, le monde », « voyage à travers la France ». Ce dernier exemple est tiré de Silbermann, roman de Jacques de Lacretelle, paru en… 1922.
J’ose espérer que ces exemples suffiront pour convaincre la cliente de ma collègue qu’elle pourra désormais voyager « à travers le Canada » sans craindre de se voir accuser de voyager à l’anglaise. Et ce, en dépit de ce qu’en dit le Colpron2 – mais seulement depuis l’édition de 1994 –, qui condamne même « voyager à travers le monde »!
Huit ans plus tôt, Jean Darbelnet3 reconnaissait qu’on « pouvait faire un voyage à travers le Canada en allant de Terre-Neuve à Victoria », mais voyait un « anglicisme de faible écart » dans l’emploi d’« à travers » quand il s’agit d’un « phénomène de dispersion, par exemple les succursales d’une grande entreprise ». Vous l’aurez deviné, c’est là le vrai propos de cet article. Peut-on employer « à travers », comme le fait Pierre Bourgault, en l’absence de toute idée de mouvement?
Là-dessus, les dictionnaires ne nous sont pas d’une grande utilité. Seul le Hachette-Oxford (à travers) nous propose quelque chose : « la maladie affecte des milliers de gens à travers le monde ». Encore qu’on pourrait y voir un certain mouvement – la maladie qui se répand –, mais on n’est pas loin de l’exemple de Bourgault.
Il faudra donc se contenter pour l’essentiel d’exemples glanés dans les journaux. Dans cette première série, on devine parfois un semblant de mouvement :
Trois mille panneaux d’affichage […] pour révéler au grand public, à travers toute la France, sept artistes4.
En dépit des apparences, il s’agit d’une exposition non pas itinérante, mais qui se tient dans quatre-vingt-dix villes en même temps.
La Citibank a récolté 13 % du bénéfice net de toutes ses transactions à travers le monde dans un seul pays du tiers-monde5.
L’INSERM mène une grande enquête à travers le pays6.
Le sigle s’est répandu comme une traînée de poudre à travers tout le pays7.
Dans les exemples qui suivent, on verra une belle illustration du phénomène de dispersion dont parle Darbelnet :
À partir de 95 F dans les magasins du groupe à travers la France8.
50 000 inscrits […] répartis dans 1 200 centres à travers plus de cent pays9.
Tati-Barbès, le fleuron du groupe qui compte désormais sept grands magasins à travers la France10.
Une chaîne de magasins de vêtements à travers les États-Unis et l’Asie11.
[…] la Communion anglicane – 70 millions de fidèles à travers le monde12.
J’ai aussi trouvé des cas de cet usage chez de bons auteurs, soit un préfacier et deux romanciers :
Combien d’affaires Dreyfus, à travers le monde, qui resteront à jamais inconnues13?
Il eût fallu expérimenter avec lui tous les métros de toutes les capitales à travers le monde14.
Tu fais un boulot honnête comme tout vrai flic à travers le monde […]15.
J’écrivais plus haut que les dictionnaires ne nous sont pas d’une grande utilité pour cet emploi d’« à travers », mais les encyclopédies, elles, le sont un peu plus. Pas à travers, évidemment, mais à l’article état, par exemple, dans le Grand Larousse encyclopédique de 1961 :
[…] l’émancipation des trois ordres [clergé, noblesse, tiers état] à travers tout le royaume.
Et au même article, aussi bien dans la Grande Encyclopédie Larousse de 1973, que dans le Grand Dictionnaire encyclopédique Larousse de 1983, ou encore dans le Grand Larousse universel de 1986, on retrouve la même phrase :
Aucune de ces assemblées ne peut être considérée comme représentant l’ensemble des trois ordres à travers tout le royaume.
Voilà un beau cas où l’on aurait très bien pu écrire « dans tout le royaume ». Pourquoi « à travers »? Peut-être parce que cela fait image. C’est peut-être aussi ce qui explique notre penchant pour cette tournure, plutôt que l’influence de l’anglais, comme l’écrivait récemment Lionel Meney16 :
[…] se dit en français standard, mais emploi plus fréq. en québécois, p.-ê. sous l’infl. de l’angl. « across ».
Les exemples que nous avons vus indiquent effectivement que cela se dit en français « standard », et au rythme où la tournure se répand – « à travers l’Hexagone », si je puis dire –, j’ai l’impression qu’elle sera bientôt aussi fréquente que chez nous. Mais je gagerais que ce n’est pas demain que les dictionnaires s’en rendront compte.
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