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Des plans, des domaines, des ordres et autres curiosités

Jacques Desrosiers
(L’Actualité langagière, volume 3, numéro 3, 2006, page 27)

On débat de questions d’ordre fiscal et monétaire, on évalue des dangers de nature biologique et psychologique, on améliore la vie ou la situation sociale et culturelle. Mais presque toujours au singulier : d’ordres fiscal et monétaire, par exemple, se rencontre mais le tour est rare. Avec des mots comme plan, niveau ou domaine, par contre, l’usage est flottant. La plupart des traducteurs que j’ai sondés préfèrent le pluriel, surtout lorsque les adjectifs se multiplient : sur les plans social, économique et culturel.

Ils ont avec eux certains journalistes, comme celui qui écrit dans Le Devoir du 24 janvier 2003 : Il ne s’agit pas de progrès seulement sur le plan économique mais aussi sur les plans social et culturel. Comme le journaliste distingue les plans, le pluriel va de soi. Même logique dans cette traduction québécoise d’une biographie de Mozart : Salzbourg semble leur offrir bien peu, tant sur les plans financier et social que sur le plan sentimental1. Encore dans Le Devoir, 23 août 2005 : … il [un site d’enfouissement] ne répondait à aucun des trois critères du développement durable, soit sur le plan social, économique et environnemental. Trois critères, un seul plan? La phrase a quelque chose de bancal.

La géographie s’en mêle. Pour les doublets comme sur le plan social et culturel, le singulier est plus fréquent en France qu’au Canada : dans ce cas particulier, si on se fie au « googlusage », 80 % de singulier en France, singulier et pluriel coude à coude au Canada. Le contraste est encore plus frappant avec domaine ou niveau : le singulier domine en France, le pluriel au Canada. C’est notre esprit logicien en matière de langue. Avec la multiplication des plans et des domaines, toutefois, le singulier perd de son audace partout. Sur le plan social, économique et culturel : égalité en France, un peu plus de pluriels au Canada. Beaucoup plus de pluriels aussi pour un tour comme les domaines social, culturel et humain.

Pourquoi le singulier avec d’ordre ou de nature? Parce que ce sont des locutions figées. On ne parle pas, par exemple, de « l’ordre fiscal » dans ce sens. Dans la même veine, à l’échelle se rencontre plus souvent qu’aux échelles – quand même présent dans l’usage : Les paramètres seront définis aux échelles régionale, sous-régionale et nationale, lit-on sur le site de la FAO. Mais on sourit quand on voit un ministère fédéral monter un échafaudage complexe sur son site en multipliant les efforts collectifs et politiques aux échelles communautaire, régionale, provinciale, territoriale et nationale. L’auteur a dû sentir que le singulier en aurait supporté un peu trop. Mais le pluriel a l’air forcé, parce qu’à l’échelle est figé.

Quant à la vie ou la situation sociale et culturelle, ce sont des tours consacrés, voire des clichés. Il y a longtemps que l’usage ne compte plus les vies ou les situations. La vie sociale et culturelle n’évoque pas deux réalités distinctes mais un grand ensemble, tout comme l’histoire ancienne et moderne renvoie à l’histoire en général. Le français écrit et parlé est un ensemble. On dit le développement économique et social : c’est un tout. Les amateurs de curiosités trouveront bien le pluriel sur le Web. Dans un communiqué, l’ONU soutient les développements économique et social durables. On fait ce qu’on peut pour attirer l’attention. Mais presque tous les rédacteurs optent pour le singulier. Peut-être aussi la prépondérance du singulier dans l’emploi usuel de ces mots est-elle déjà si forte que le pluriel – les histoires, les français – détonnerait. Ce sont des doublets consacrés par un usage intensif. Le pluriel tend à reprendre ses droits à partir des triplets, bien que certains tours comme l’enseignement primaire, secondaire et technique ou l’actualité politique, économique, culturelle et sociale, qu’on envisage de façon globale, aient été consacrés par l’usage.

Quand elles abordent la question, les grammaires examinent quatre tours possibles, formés sur les modèles suivants :

  1. la langue anglaise et la langue allemande
  2. la langue anglaise et l’allemande
  3. la langue anglaise et allemande
  4. les langues anglaise et allemande.

Lequel est le meilleur? (1) est correct, explicite, parfois bienvenu, voire nécessaire, mais souvent lourd. On connaît le premier diktat imposé aux rédacteurs : Soyez clair et concis ! Mais la répétition peut avoir un effet stylistique marqué. Le Grand Robert cite cette phrase de Camus : De Jaspers à Heidegger, de Kierkegaard à Chestov, des phénoménologues à Scheler, sur le plan logique et sur le plan moral, toute une famille d’esprits parents par leur nostalgie… Aujourd’hui, plus d’un aurait écrit : sur le plan logique et moral. Mais Camus vise plus juste : les deux points de vue se distinguent de façon très pertinente.

(2) est clair, mais un peu démodé. Il reste vivant lorsque les adjectifs précèdent le nom : l’Ancien et le Nouveau Testament. Le vrai débat porte sur (3) et (4), qui ont chacun leurs partisans.

Du côté du pluriel, Jean-Paul Colin dans le Dictionnaire des difficultés du français donne le seul exemple : Sans oublier ce qui peut nous séparer aux plans politique et philosophique. Girodet, Mauger et Dournon n’acceptent que : les langues grecque et latine, les littératures anglaise et allemande2. André Goosse, un brin plus conciliant dans Le bon usage, juge le singulier « moins satisfaisant », « mais assez fréquent, malgré son illogisme »3.

La position du pluriel est facile à défendre. Il y a d’abord les nombreux cas où il faut dissiper l’équivoque. Maurice Grevisse mentionnait toujours l’ambigu : la littérature romanesque et policière – de quoi parle-t-on au juste? De deux genres de littérature ou de polars romanesques? Une critique écrit dans La Presse (7 mai 2006) : 

[le roman] Genèse de l’oubli plonge dans le passif familial et fouille les névroses propres aux sociétés française et québécoise.

Imagine-t-on le singulier? Ambigüité garantie ! Les juristes vont-ils fouiller dans le code civil et pénal? Est-il possible de concevoir la littérature américaine et chinoise comme un tout? Les férus d’histoire sont-ils prêts à discuter de la monarchie anglaise et espagnole? Peut-on envoyer des troupes sur le front occidental et oriental? Combien de secteurs vise une politique économique et environnementale? Mais la politique sociale et environnementale d’une entreprise passe bien, parce qu’il s’agit moins de deux politiques que de l’ensemble des projets communautaires et environnementaux par le moyen desquels l’entreprise manifeste sa conscience sociale. Il y a un lien étroit.

Le pluriel permet aussi de résister à la tentation de tours disgracieux comme le gouvernement fédéral et provincial… qu’on voit parfois suivi, horreur, d’un verbe au pluriel. De nombreux singuliers se soldent par le même genre de confusion que créent des tournures au pluriel comme les voisins sympathiques et antipathiques, qui enlèvent à la clarté ce qu’elles donnent à la concision. On dira : « Quelle confusion? Quelle ambigüité? Tout le monde comprend ! » Il en est souvent de ces tournures comme des conflits d’intérêts : il n’y a pas vraiment ambigüité – mais apparence d’ambigüité ; une poussière susceptible de déconcentrer le lecteur.

Quand Goosse dit que le singulier est « assez fréquent », il veut dire « fréquent dans le bon usage, dans un usage soigné ». André Maurois a écrit : la syntaxe anglaise et française. Des grammairiens parmi les plus grands – Brunot et Littré notamment – ont trouvé au pluriel un air « technique ». Le Précis de grammaire française maintient cette réserve dans sa 30e édition, donnant la langue latine et grecque comme le tour normal et considérant les langues latine et grecque comme un tour du « langage technique »4. Ces opinions sont jugées « discutables » par Goosse. Technique veut dire : « non naturel, peu idiomatique ». On dirait aujourd’hui « logique ». C’est le tour que dicte l’analyse froide du sens, comme celle que fait un traducteur soucieux d’être précis.

Le singulier remonte loin. La 9e édition du Bon usage citait un arrêté de 1901 (!) du « Ministre de l’Instruction publique » qui tolérait la suppression de l’article dans l’histoire ancienne et la moderne, et permettait aux élèves d’écrire : l’histoire ancienne et moderne. Voilà sans doute pourquoi les réserves sont souvent clémentes. Hanse se contente de dire que le singulier est « moins net ». Cet arrêté suggère aussi que le tour s’était installé dans la langue courante. Les Le Bidois soulignaient il y a longtemps que la langue usuelle s’accommode mal de trop d’exactitude5. Elle n’aime pas non plus les aspérités grammaticales : elle répugne à la succession inélégante du singulier et du pluriel : « les langues anglaise… ». La logique nous dit : Soyez clair et concis, la langue usuelle : Soyez lisse et harmonieux !

Mieux vaut ne pas tout mettre dans le même sac. On finit d’ailleurs par se demander pourquoi les ouvrages se sentent obligés de trancher. Hanse fait remarquer que si l’esprit fusionne les deux notions exprimées par le nom, le singulier est préférable, tandis que le pluriel, à son avis, est « usuel ». Mais on n’a pas toujours le choix, comme on l’a vu avec des tours qui s’imposent les uns au singulier (le français écrit et parlé), les autres au pluriel (les codes civil et pénal). Souvent il faut juger au cas par cas, d’autant plus que les servitudes peuvent varier d’un domaine à l’autre. La musique baroque et classique englobe un tout, saisit une époque, mais les spécialistes de l’architecture, eux, préfèrent parler des styles baroque et classique.

En contexte de traduction, on n’a pas toujours le loisir de se triturer les méninges pour savoir si l’auteur envisage un tout ou s’il fait une distinction. Si un politicien promet des interventions sur le plan social, culturel, politique, économique, environnemental et fiscal, envisage-t-il un tout? Ses projets sont-ils étroitement liés entre eux? Allez savoir. Si l’on juge plus pratique de donner la priorité à l’un des deux genres et de ne recourir à l’autre qu’en cas de besoin, mieux vaudrait alors, semble-t-il, opter pour le pluriel en général, où le terrain est plus sûr à défaut d’être lisse, et revenir au singulier lorsque l’usage ou la syntaxe des locutions figées l’impose.

NOTES

  • Retour à la note1 Peter Gay, Mozart, Fides, 2001, trad. François Tétreau, p. 24.
  • Retour à la note2 Jean Girodet, Dictionnaire des pièges et difficultés de la langue française, Bordas, 2004 (le texte remonte aux années 1980). Gaston Mauger, Grammaire pratique du français d’aujourd’hui, Hachette, 1968. Jean-Yves Dournon, Dictionnaire d’orthographe, Hachette, 1987.
  • Retour à la note3 13e éd., Duculot, 1993, § 331 et 561, b.
  • Retour à la note4 4 Duculot, 1995, § 150.
  • Retour à la note5 Syntaxe du français moderne, II, 2e éd., Picard, 1967, § 1014.