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Certaines personnes hésitent à abréger, à l’intérieur d’une phrase, le mot docteur précédé de l’article et suivi du nom du médecin, sous prétexte que l’abréviation est acceptable seulement pour les titres qui ne sont pas précédés de l’article – comme monsieur, madame ou maître. C’est la présence de l’article qui les gêne. Elles écriraient de préférence le docteur au long ou Dr sans article. Mais le Dr ne passe pas.
Cette hésitation à abréger docteur n’est pas si rare. Même le titre du célèbre roman de Stevenson, The Strange Case of Dr. Jekyll and Mr. Hyde, où les titres de civilité sont abrégés (remarquez qu’en anglais Mister ne s’écrit jamais au long devant le nom de la personne), est parfois traduit en français par Docteur Jekyll et M. Hyde (dans le Petit Larousse par exemple) ou L’étrange cas du docteur Jekyll et M. Hyde dans quelques collections de poche (« Folio classique » par exemple).
Faudrait-il donc faire comme Balzac dans Le cousin Pons, toujours abréger monsieur : Nous n’avons pas eu beaucoup de temps, répondit M. Villemot (…) Mais j’ai eu le soin d’envoyer un exprès à M. le président de Marville… – mais écrire docteur au long : Aussi, le docteur Poulain après dix ans de pratique, continuait-il à faire son métier de Sisyphe, sans les désespoirs qui rendirent ses premiers jours amers. (…) Le docteur Poulain espérait être appelé près d’un malade riche et influent, plutôt que Le Dr Poulain espérait être appelé…?
Mais la comparaison avec M., Mme ou Me est un peu boiteuse. D’abord, à l’intérieur d’une phrase, il n’est certainement pas courant d’employer docteur sans article, que le mot soit abrégé ou non. On n’écrit pas : Il a eu une consultation avec Dr (ou docteur) Mabuse, bien qu’on le dira peut-être, par déférence, en présence du médecin lui-même. Comme bien sûr on ne dirait jamais : J’ai rencontré le monsieur Martin ou le maître Martin, a fortiori on ne rencontrera jamais J’ai rencontré le M. Martin.
De plus, les codes typographiques recommandent d’employer la forme abrégée de monsieur et des titres semblables quand on n’écrit pas à la personne même : J’ai rencontré M. Martin. Me Renard commence sa plaidoirie. Mgr Charbonneau fut exilé. Dans le cas particulier de monsieur et madame, personne ne recommande d’écrire : J’ai rencontré monsieur Martin, sauf peut-être dans une note ou une lettre dont copie conforme serait envoyée à M. Martin. Cela dit, de très bons auteurs préfèrent parfois la forme pleine, c’est le cas de l’essayiste québécois Robin Philpot lorsqu’il parle du premier prisonnier dans l’histoire à être condamné pour génocide…, Jean-Paul Akayesu. Monsieur Akayesu proclame haut et fort son innocence1.
Docteur a davantage de parenté avec des titres comme professeur, père, révérend, etc., qui sont couramment précédés de l’article. À ma connaissance, contrairement à monsieur, aucune règle n’empêche d’écrire ces mots au long devant le nom de la personne dans une phrase. Mais pourquoi ne pourrait-on avoir le choix de les abréger?
Les ouvrages sont généralement muets sur la question. Seul un vieux guide, le Mémento typographique de Gouriou, recommande – quoique de façon assez vague – d’écrire des titres comme docteur et père au long, mais tout de suite après donne pour père l’exemple : « le P. Quesnel » (le père Quesnel). Alors pourquoi pas : « le Dr Quesnel »?
Pour y voir clair, il est plus intéressant de chercher du côté de la syntaxe. L’un des rares mots dont l’abréviation soit sévèrement contrôlée dans les ouvrages est le mot numéro. Ainsi le Dictionnaire des difficultés du français de Jean-Paul Colin permet d’écrire : la chambre nº 408, mais exige la forme pleine lorsque numéro est employé avec un article : Le numéro 7 a été opéré ce matin, oui, mais non : Le nº 7 a été opéré.
La même règle est énoncée par Dournon dans le Dictionnaire d’orthographe, par Péchoin dans le Dictionnaire des difficultés du français d’aujourd’hui, par Girodet dans Pièges et difficultés de la langue française, et par d’autres auteurs. Aucun n’explique cependant les raisons de cette interdiction, si ce n’est qu’ils semblent exiger que le mot soit écrit au long dès qu’il est précédé de l’article. Refuseraient-ils donc aussi d’abréger le docteur en milieu de phrase?
Je pense que non, et voici pourquoi. Des expressions comme le numéro 7 et le docteur Poulain ne se ressemblent qu’en surface. En fait, le docteur Poulain a plus d’affinités avec la chambre nº 408. Dans ces deux expressions, mais non dans le numéro 7, il y a apposition. L’apposition est un nom qui s’appuie sur un autre nom, son support, de la même manière qu’un attribut s’appuie sur un sujet. Dans un cas limite ou Jack l’Éventreur (pour reprendre le thème de l’épouvante), limite et Éventreur sont des appositions, qui disent en fait : ce cas est limite, Jack est un éventreur. Autrement dit, l’apposition se place à côté de son support comme un adjectif, sauf que c’est un nom. Il en va de même dans la chambre nº 408 : la chambre est le numéro 408. En acceptant la chambre nº 408 mais en refusant le nº 7, nos auteurs au fond acceptent d’abréger numéro, mais à condition qu’il soit en apposition.
Remarquez en passant que si on peut écrire le billet nº 1234, en principe on devrait éviter d’écrire le billet gagnant est le nº 1234. Mais la règle ne peut être absolue : à la rigueur, on peut voir une ellipse dans le billet gagnant est le nº 1234 et accepter parfois l’abréviation. Dans la nouvelle Herminie2, Alexandre Dumas écrit :
« – On vous attend.
– Où?
– Loge nº 20.
– Merci.
En effet, il arriva au nº 20, où il trouva son domino hebdomadaire. »
Dans tous ces exemples, l’apposition vient après son support. Mais il arrive qu’elle le précède. C’est le cas notamment lorsque les deux termes sont séparés par la préposition de, comme dans la ville de Montréal, où l’apposition est ville (Montréal est une ville), ou dans le diplôme d’ingénieur (ingénieur est un diplôme). Et c’est aussi le cas dans le docteur Poulain, où c’est le mot docteur qui est en apposition à Poulain (Poulain est docteur).
Je ne vois pas pourquoi les auteurs raisonneraient de manière différente pour numéro et pour les titres de civilité, la règle implicite étant qu’à l’intérieur d’une phrase ces titres peuvent s’abréger seulement lorsqu’ils sont en apposition. Bien sûr on n’écrirait jamais : J’ai vu le Dr la semaine dernière (encore que dans l’e-langue des courriels aujourd’hui…), pas plus que Il faut lire le dernier nº de L’Actualité terminologique. Le mot doit s’appuyer sur un autre nom.
L’abréviation devant laquelle on hésite est permise par plusieurs ouvrages canadiens, dont Le guide du rédacteur (§ 1.1.9). Le Ramat de la typographie donne la même règle que le Guide avec les exemples : J’ai vu la Dre Petit et J’ai vu le Pr Luc Petit3. Le français au bureau autorise également l’abréviation, et le Multidictionnaire écrit : Vous avez rendez-vous avec le Dr de Villers-Sidani. Enfin cet exemple tiré de Protégez-vous (février 2004) : Le Dr Sidney Sabbah, gastroentérologue à l’Hôpital du Sacré-Cœur, à Montréal, croit que…
La tendance est peut-être un peu plus forte au Canada qu’en Europe. Mais si on a des restes de scrupules, on peut vérifier que l’abréviation est très répandue dans d’excellentes publications européennes. Quelques exemples récents :
Des photos en noir et blanc, prises au Leica à soufflet par le Dr Le Clézio, rythment ce très beau petit livre.
(Lire, avril 2004)« …elle s’accompagne souvent d’autres problèmes de dépression, anxiété, alcoolisme ou toxicomanie », explique le Dr Véronique Gaillac.
(L’Express, 29 mars 2004)À Médecins sans frontières (MSF), le Dr Jean-Hervé Bradol gère d’une main de fer un budget de 100 millions.
(L’Expansion, avril 2004)
Bien sûr ces publications l’écrivent souvent au long, exemple :
Amélie peut aussi compter sur un certificat médical signé de la star du « harcèlement », le docteur Marie-France Hirigoyen, le psychiatre qui a popularisé cette notion.
(Le Point, 25 mars 2004)
Dans le journal Le Monde, il semble y avoir variation d’un journaliste à l’autre :
Premier ministre pendant vingt-deux ans, le Dr Mahathir Mohamad a pris sa retraite en 2003.
(22 mars 2004)le numéro 2 d’Al-Qaida, le docteur Ayman Al-Zawahri (numéro au long!)
(20 mars 2004)En dépit de ce diagnostic attristé, le docteur Mussaut se prononce, lui aussi, pour le rassemblement au second tour.
(23 mars 2004)
Bien que l’explication soit douteuse dans le cas d’Al-Zawahri, de tels exemples suggèrent que certains trouvent peut-être que la forme pleine fait plus distingué. On peut toujours écrire le mot au long, puisqu’il n’y a pas de pratique établie comme dans le cas de monsieur ou madame. Mais à mes yeux il est clair que l’abréviation est tout à fait acceptable.
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